Ceci n’est pas une histoire vraie.
En novembre 2014, j’ai posé des boîtes aux lettres roses dans différents endroits à Genève. Il y en avait deux au festival de micro-édition Monstre, une à la galerie Papiers Gras et une autre chez le disquaire Bongo Joe. En même temps j’avais bricolé une version numérique de ces boîtes aux lettres sur racontars.com. J’avais aussi fait une promesse extravagante : tout ce qu’on poserait là-dedans comme récits, griffonnages, confessions, mensonges, tous les racontars récoltés dans ces boîtes aux lettres, j’en ferais une bande dessinée. Je n’allais peut-être pas utiliser tout ce qu’on posterait, mais j’essaierais. Promis.
Après un court moment de doute – est-ce que des gens voudraient me confier leurs anecdotes ? – j’ai commencé à recevoir quelques historiettes. Et puis d’autres. Finalement, près de quatre cents en tout.
Une base de travail relativement importante qui rendait soudain ma promesse inconsidérée un petit peu pesante. Comment est-ce que j’allais faire pour rassembler quatre cents histoires en une seule ?
L’épluchage des messages reçus a été un moment étonnant. Je les lisais avec curiosité, en imaginant déjà vers quel genre de bande dessinée ils allaient me projeter. On trouvait toutes sortes de choses. Certains billets ressemblaient à des bons mots. De bonnes vieilles blagues de bédé. Du Gaston Lagaffe. Il y avait des bafouilles à moitié illisibles. Des babillages débilissimes façon Meder, de JC Menu. Des discours remplis de délires paranoïaques difficiles à classer. De la SF humaniste façon Aldébaran, la série de Léo. Avec ça, je recevais aussi de nombreux témoignages. Des histoires de fin de soirée, des histoires de bureau, d’amour, de famille. Parfois extraites des passages les plus sensibles d’un journal intime. J’ai adoré dépouiller toutes ces notes si dissemblables. Mais tout en les sondant, je commençais lentement à sentir monter une petite inquiétude. Ce n’était pas qu’une question de quantité, il fallait aussi trouver un moyen pour amalgamer tout et son contraire.
J’ai lu une déposition accablante rapportant un inceste avec la précision du Daddy’s girl de Debbie Drechsler. Avant de tomber sur un lénifiant carnet de chasse masculin, rappelant à ma mémoire la comptabilité tenue par Chester Brown. En l’état, il semblait évident qu’on ne pourrait pas tout concilier. Pourtant, j’avais promis. Je devais puiser dans un maximum des histoires postées.
J’ai affirmé avoir recueilli quatre cents courriers, mais techniquement, le véritable décompte allait bien plus loin encore. Si on ajoute les messages qui me proposaient une opération du pénis ou une rencontre avec « une vraie fille bisexuelle qui cherche une relation sérieuse », on atteignait aisément la barre des deux mille. Bien sûr, ces missives avaient probablement été rédigées dans une ferme à trolls puis postées par des robots. De toute évidence, les gens ou l’intelligence artificielle qui avaient rédigé ça n’avaient pas conscience de répondre à mon invitation. Mais, quelque part, ce que je lisais correspondait à la demande. Et tout bien réfléchi, l’histoire de « Alena et sa sœur, 28 ans, de la République tchèque » valait bien celle de « Super véGan, la vache folle !!! de Fukushima, ha ha ». Qui suis-je pour juger ?
Je décidai de les prendre en compte toutes. Et je me retrouvai donc avec environ deux mille histoires à utiliser. Cette perspective aurait dû me sembler alarmante dans la mesure où je ne savais déjà pas comment m’en sortir avec les quatre cents histoires déposées par des humains. Au lieu de ça, plongé dans une sorte de déni, je me sentais tout à fait ragaillardi par mon audacieuse idée.
À l’intérieur de la boîte aux lettres qui est restée longtemps devant la galerie Papiers Gras, je trouvais parfois des emballages de Snickers. Des paquets de clopes. Ou d’autres types de déchets. Dans un grand élan euphorique, je présupposai qu’ils avaient quelque chose à me raconter aussi. Et je décidai de les prendre en compte comme des apports légitimes.
En octobre 2015, j’ai publié en ligne un petit feuilleton en bande dessinée numérique. Il était constitué de cinquante strips que j’avais écrits quasiment dans le seul but de lier entre eux quatre racontars que j’avais choisis pour leur proximité thématique. Ça avait été pénible et laborieux. Clairement, cette méthode ne serait pas une solution pour utiliser les deux mille récits que j’avais sous ma responsabilité.
Avec une telle masse, je devais changer de logique. C’est finalement grâce aux spams postés par des robots que j’ai entrevu un début de solution à mon dilemme. Il fallait m’inspirer de leur fonctionnement. Je n’allais pas me mettre à créer un algorithme pour ça. Mais je pouvais analyser les histoires que j’avais entre mes mains, avec une approche systématique. Adopter une perspective oubapienne en décidant de lister des thèmes, des lieux, des personnages et des angles d’approche. Avec cette méthode, je recoupai des idées et des éléments issus d’un grand nombre de propositions pour recomposer des lieux, des personnages, des thématiques et des angles d’approche nouveaux. Ceux-ci ne seraient donc jamais issus d’un message en particulier mais toujours de l’hybridation de plusieurs.
Ainsi, en février 2019, ma trame narrative prit enfin forme : des miscellanées de racontars qui parlaient notamment d’une petite communauté vivant sous un pont, de changements climatiques, de nature, de médias, d’algorithmes et d’une bonne grosse pandémie. Car étonnement, une série de lettres faisaient référence, de manière centrale ou secondaire, à des virus ou des épidémies. J’eus le temps d’écrire et de dessiner près de deux cents pages de cette histoire durant les neuf mois qui ont précédé l’arrivée dans nos vies de la vraie bonne grosse pandémie.
Certaines pages que j’ai faites avant cette période ont été laissées de côté pour arriver à la version que vous venez de lire. Une variante de Naturellement parue en parallèle de celle-ci chez Atrabile (sous la forme d'un livre) donne à voir des personnages et des lieux qui n’apparaissent pas ici. Il est assez peu probable que les personnes ou les robots qui ont participé à l’expérience de racontars retrouvent dans ces ouvrages ne serait-ce qu’une portion intacte de leur histoire. J’espère qu’ils et elles ne m’en tiendront pas rigueur. Leurs contributions n’en auront pas moins constitué le squelette, les nerfs et la chair de cette œuvre.
Yannis La Macchia
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